Préface de Des peuples et des films – cinématographie(s), philosophie, politique de Alain Brossat, mars 2020, Ed Rouge profond

 

Quelle peut-être la part du cinéma, en tant qu’il est une puissance agissante et non pas seulement un observateur du présent, concerné, souvent consterné, plus rarement enthousiaste, pas seulement un témoin, donc, et moins encore un miroir ou un reflet du moment (ou de l’époque), quelle part le cinéma peut-il prendre à la reconfiguration d’un peuple et à sa relance ?*

 

Une des questions qui taraudent les critiques, les réalisateurs, les idéologues, les penseurs, etc., depuis le début du siècle dernier est celle de savoir en quoi le cinéma est ou serait politique. Si l’on s’accorde facilement sur l’idée que le cinéma peut être politique, les manières de définir les liens qui existeraient entre cinéma et politique sont tellement contradictoires, que l’on se perd rapidement à essayer d’y voir clair. Il faut dire que nous partons, dans cette discussion, avec un handicap : cinéma et politique sont deux termes très imprécis. Qu’entend-on par cinéma ? Un ensemble de films ? Un moyen d’expression, un art ? Un appareil de production ?... De quel cinéma parle-t-on ? Du cinéma dans son ensemble ou du cinéma majoritaire (défini comme commercial, ou comme le cinéma de fiction à l’exclusion des autres genres) ? Qu’entend-on par politique ? La politique, le politique, avec ou sans majuscules ? On relèvera également ce sous-entendu : quand on parle de politique au cinéma, on l’entend toujours par « de gauche ». La « droite » elle ne ferait pas de cinéma. Personne ou presque ne se  permet de qualifier Clint Eastwood de « cinéaste de droite  » (voire d’extrême-droite) ou de « cinéaste engagé (de droite) » comme on qualifie facilement Ken Loach de « cinéaste de gauche » ou de « cinéaste engagé (de gauche) ».

Alain Brossat se permet de se départir de ces questions inextricables et propose avec ce texte une manière singulière d’en trancher l’écheveau tout en proposant une traversée inédite de l’histoire du cinéma dans ses multiples formes. Pour lui, il n’y a politique dans un film qu’à la condition que ce film soit lieu de l’inscription d’un peuple.

Ce qui surprend d’abord dans sa proposition, c’est son optimisme. Il y exprime sa croyance d’un cinéma qui pourrait être une puissance agissante, qui pourrait même prendre part à la « reconfiguration d’un peuple et à sa relance ». Son texte porte une part de manifeste, mais un manifeste adressé par un cinéphile engagé (et exigeant) aux cinéastes d’aujourd’hui. Soyez, nous dit-il, à la hauteur de ce que permet le cinéma et soyez à la hauteur des aspirations des peuples. Prenez position !

 

Par contraste avec le cinéma du roman national destiné à relancer le peuple de l’État, le cinéma du peuple n’enseigne rien, n’exalte ni n’exhorte, il transmet de l’expérience collective, il le fait à hauteur de l’homme ordinaire, une expérience qui a certes l’histoire et la vie politique comme milieux, mais pas seulement – la quotidienneté, les relations sociales, le travail, les épreuves subies en commun, les routines et l’inattendu, etc. *

 

Le cinéma du peuple donc. Un cinéma dont « un » peuple est le sujet agissant et non un cinéma qui cherche à nous montrer « le » peuple. « Un » peuple est composé d’hommes et de femmes singuliers, unis à un moment précis de leur histoire contre un même ennemi ou sous le joug du même ennemi. Un peuple est constitué de visages. De visages des gens d’en bas, des petits, des médiocres, des cassés, mais aussi de celles et ceux qui, malgré tout, ne baissent pas la tête. Un peuple est éphémère, mouvant, impur. « Le » peuple au cinéma, c’est la masse indéterminée, sans visages. « Le » peuple, c’est les milliers de figurants filmés en plans larges dans Intolérance de D. W. Griffith (1916) ; « un » peuple, ce sont les portraits filmés et agencés par Dziga Vertov dans La Sixième Partie du monde (1926), pour prendre les deux des plus grands inventeurs du cinéma, celui d’un cinéma qui cache son idéologie réactionnaire sous le spectaculaire et celui d’un cinéma agissant pour reprendre le mot d’Alain Brossat, un cinéma qui se veut prise de position et action.

On peut encore voir aujourd’hui sur les murs de certaines cavernes les premières peintures faites par l’Homme. Des animaux, des éclairs, mais aussi des hommes et des femmes, des chasseurs souvent, des danseurs parfois. En tout cas, c’est la tribu qui est dessinée ou qui laisse sur les parois les empreintes de ses mains sans que l’on puisse différencier des individus particuliers. Dès le début l’histoire de l’humanité, l’image ouvre à la connaissance, aux savoirs et permet d’accéder à l’éternité. Celui qui dessine maîtrise le monde, les mondes. L’image est outil de et du pouvoir. Quand on quitte la préhistoire et que les sociétés humaines se développent et se structurent par castes, pour ne pas encore dire par classes, l’image devient l’apanage des puissants (les maîtres, les riches, les prêtres, etc.). L’imago, ce masque mortuaire romain qui permet d’établir son lignage (et donc d’accéder au statut d’ancêtre et de survivre malgré sa propre mort physique), n’est évidemment accessible qu’aux riches familles. Les pauvres, eux, n’ont que faire de l’éternité… L’église catholique s’accaparera un temps le droit de représenter et il n’y a nul besoin pour elle non plus à donner des visages aux laïcs, et encore moins à la populace. Petit à petit, les aristocrates arriveront à s’incruster comme des coucous dans les images religieuses. Pour gagner un ticket direct pour le paradis, ils n’auront qu’à se faire peindre en pénitent à côté d’un Christ en croix ou à côté de n’importe quel saint... Quand la peinture sortira des lieux de cultes, ceux qui le peuvent n’hésiteront pas à se faire portraiturer avec Madame. Et aujourd’hui, il suffit d’aller dans n’importe quel musée des beaux-arts pour se rendre compte que de peuple, il en est que peu question, surtout en portrait. Il y a bien les Brueghel (et d’autres rares exceptions), mais eux-mêmes vont peindre le petit peuple en tant que groupe, à l’échelle du village. Dans leurs peintures, les pauvres ont un corps, mais de visages, pas encore, ou pas souvent. Il faudra attendre le XIXe siècle, qui marque l’essor de courants politiques émancipateurs et qui voit apparaître la photographie (un moyen de représentation rapidement accessible à tous), pour que l’on trouve dans la peinture, autre chose que des images du pouvoir ou des images stéréotypiques des gens du peuple.

Sur les chemins de la photographie, le cinéma apparaît alors comme un art populaire. Populaire parce qu’il touche de nombreux spectateurs, principalement issus des classes laborieuses trouvant enfin un divertissement abordable, mais aussi dans ce qu’il montre. Si on regarde les premiers films de Thomas Edison par exemple, c’est tout le petit peuple américain qui se donne à voir : un boxeur, une danseuse, des Indiens faisant une ronde, des pompiers, des filles de petite vertu, des cow-boys, etc. Il y a bien un ou deux bourgeois dans ces premiers films, mais c’est souvent pour être moqués. Le cinéma, après la photographie, donne des visages et des corps à des individus singuliers. Et cela change tout.

Dès le début de l’industrie cinématographique, les films coûtent cher à produire et il faut donc leur trouver un public nombreux. Les spectateurs peuvent-ils se satisfaire uniquement de films sur les présidents, les riches, les businessmen, les princesses ou sur Jésus-Christ ? Les spectateurs sont bien sûr capables de s’identifier à des personnages qui ne leur ressemblent pas, mais point trop d’en faut. L’industrie doit fabriquer des films auxquels les spectateurs peuvent adhérer pleinement. Et ainsi, le cinéma fut longtemps peuplé de petites gens, d’ouvriers, de mis-à-l’écart, de derniers de la classe, à commencer par des personnages de Laurel et Hardy, de Charlot ou de Buster Keaton.

Si l’on considère le changement d’époque qui a commencé à s’opérer depuis le début des années 1980 (et qui se reflète évidemment au cinéma), un aspect à ne pas sous-estimer quand on parle de représentations du peuple est celui de la composition sociologique de ceux qui fabriquent les films. Les films de fiction nécessitent l’implication de dizaines, voire de centaines, d’intervenants et de techniciens. Ceux-ci ont forcément des sensibilités politiques correspondant globalement à celles du reste de la société. Si on prend par exemple la France, quand on y trouve après-guerre une puissante gauche structurée autour du Parti communiste français, on a une industrie du cinéma à laquelle participent en nombre des militants et des électeurs communistes — pas seulement des techniciens, on ne compte plus les réalisateurs ou les acteurs ayant adhéré alors à des partis ou des syndicats ouvriéristes —qui influent les films qui se produisent. Quand aujourd’hui, les partis « de gauche », tous ensemble, ont dû mal à dépasser les 20% des suffrages aux élections, on ne peut pas s’attendre à trouver pléthore de films engagés ou socialement progressistes. Pourtant, il suffit qu’un Alain Guiraudie existe pour se dire que les possibilités de fabriquer en France un cinéma à la hauteur des peuples est, envers et contre tout (voire contre tous), toujours possible.

 

Le propre du cinéma qui s’efforce de se tenir à la hauteur de la question du peuple n’est pas de faire revenir tel peuple en particulier comme survivant, vengeur ou miraculé, mais bien la figure évanescente et tenace du peuple comme condition de la politique.*

Le peuple ne se sépare pas de la résistance ; est peuple ce qui résiste et est en quête de lignes de défection par rapport aux appareils de pouvoir, de domination, d’oppression.*

 

Dans sa traversée du cinéma sous l’auspice des peuples, Alain Brossat nous fait découvrir et redécouvrir de nombreux films sous un jour nouveau. Il déplace notre regard, défait plusieurs attendus en ouvrant de nouvelles pistes de réflexion. D’abord, il nous éclaire sur le sens et le poids des mots en différenciant « le » peuple et « un » peuple et nous montre comment cette différence s’inscrit à l’intérieur même des films. Faire exister un peuple au cinéma, ce n’est pas représenter la foule, c’est créer une constellation fragile et éphémère de personnages (fictionnels ou documentaires) en effraction, en infraction — des personnages qui n’acceptent pas les règles du jeu ou refusent de vivre selon ces règles du jeu. Et l’on peut vite se tromper à penser que ce refus devrait être clairement énoncé par les personnages ou les réalisateurs pour que, dans un film, il y ait saillie politique. Il existe évidemment des films dans lesquels les personnages résistent de manière explicite — Grands Soirs et petits matin de William Klein (1978) qui revient sur l’énergie bouillonnante du mouvement étudiant de mai 1968, ou L’An 01 de Jacques Douillon (1973) dans lequel, parce qu’un homme décide de rater son train de banlieue pour aller au travail, la société entière fait sa révolution, pour ne citer que deux exemples ­— mais en rester à de tels films, nous ferait passer à côté de champs entiers du cinéma.

La réflexion d’Alain Brossat ouvre une piste judicieusement cinématographique. Résister ne se traduit pas seulement par des actes clairs et attendus des personnages. Au cinéma, un peuple peut exister à travers quelques personnages seulement qui forment une constellation fragile à l’intérieur d’un film. Par exemple, rien n’apparaît clairement politique dans Tropical Malady ou Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures d’Apichatpong Weerasethakul (2004, 2010). Ces films ne comportent pas de grande scène de groupe, leurs personnages ne semblent pas former de collectif établi. Et pourtant, en laissant vivre ses personnages à l’intérieur d’un même film, et même s’ils ne partagent pas les mêmes lieux ni les mêmes temps, Weerasethakul les ancre dans des espaces hantés par l’histoire et tissent des liens entre eux, même s’il ne les explicite pas. Chaque personnage devient dans ces films comme un éclat d’un peuple thaïlandais défait. C’est d’ailleurs toute la grandeur du cinéma asiatique de ces dernières années d’offrir des espaces à ces peuples qui manquent (ou qui ne sont plus donnés à voir ou à penser en tant que peuples) mais qui donc peuvent possiblement se reconstituer. Alain Brossat cite avec justesse Hou Hsioa-hsien, nous pouvons également penser à Tsian Ming-Liang, aux premiers Wong Kar-wai ou aux premiers Nobuhiro Suwa voire à Kim Ki-duk.

Alain Brossat relie la résistance à la « quête de lignes de défection ». Faire défection est un motif cinématographique sublime. Il peut évidemment se traduire dans les films sur un plan narratif. Dans Gertrud de Carl Théodor Dreyer (1964), une femme décide en toute sérénité de rompre radicalement avec sa vie bourgeoise, son mari, l’argent, le confort… Tout le génie de Dreyer résultant dans le maintien rigide de l’actrice (de son corps comme de son jeu) et de la mise en scène qui rendent ce personnage prisonnier, malgré son aspiration à la liberté. Dans Le Septième Continent de Michael Haneke (1988), un autre grand film à la mise en scène rigide et chirurgicale, on assiste aux préparatifs minutieux et précis d’une famille qui n’a trouvé que le suicide comme possibilité d’échapper à la médiocrité de sa vie petite-bourgeoise. Dans Party Girl de Marie Amachoukeli, Claire Burger et Samuel Theis (2014), le personnage d’une ex-hôtesse de bar vieillissante essaye de se « ranger des voitures », mais elle s’ennuie très vite des joies tièdes de la retraite et d’un mariage tardif. À la toute fin du film, elle repart, belle, fière mais surtout libre dans la nuit et l’inconnu… Au-delà des histoires elles-mêmes, cinématographiquement, ce motif, faire défection, peut se traduire dans les corps et les gestes mêmes des personnages. Le cinéma de Dumont en est un exemple éloquent. Ses personnages traversent presque continuellement des paysages en plans larges (très souvent des paysages inhabités ou des villages presque désolés) aussi bien que les cadres donnés par la caméra. Ils y dessinent des lignes de fuite (comme dans Hadewijch, 2009, où le personnage principal, qui n’appartient à aucun lieu, essaye en permanence de s’échapper du réel), des perspectives parfois (comme dans Jeannette, 2017, où l’on suit une jeune Jeanne d’Arc révolutionnaire impatiente de partir à la guerre), mais aussi des mouvements circulaires (rendus possibles par l’irruption d’une communauté, ou la créant, comme dans Coincoin et les Z ‘inhumains, 2018). Chez Dumont, les personnages passent d’un espace à un autre, ou les traversent, à la recherche d’autres personnages avec qui ils vont, peut-être, former un réseau, précaire, d’humanité. Faire défection ne veut pas dire « fuir », c’est refuser les règles du jeu et refuser de s’y soumettre. Dans Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni (1970), quand le jeune étudiant s’enfuit en voiture à la suite d’une émeute à l’université qui a mal tourné, ce n’est pas uniquement pour échapper à la police, c’est avant tout pour trouver sur sa route une jeune femme avec qui il fera l’amour au milieu de centaines d’autres corps dans le désert américain. Cette jeune femme, transformée à jamais par cette rencontre, et sans que cela ne soit jamais énoncé, portera en elle les traces de ce jeune homme et de cette rencontre jusqu’à se rêver comme une incendiaire révolutionnaire. Ces corps en mouvement, qui naviguent isolés à côté ou contre la société, notamment urbaine, possèdent leurs propres énergies qui se transmettent parfois de l’un à l’autre ou qui s’intensifient grâce aux rencontres avec d’autres isolats humains. Jusqu’à ce que cette énergie devienne possiblement résistance.

 

Le cinéma doit tenir une position, ce qui est un peu plus, en termes d’intensité, qu’adopter un point de vue et, bien d’avantage encore, que défendre une opinion. Tenir une position, c’est ce qui permet à un film de réintensifier un événement en associant cette capacité (cette puissance) à la présence d’un peuple.*

 

Le milieu de la production, avant tout celui du documentaire, se développe actuellement sous la dictature du point de vue. Les écoles de cinéma apprennent à leurs étudiants à « développer » leur supposé point de vue, et tous les subventionneurs et les diffuseurs attentent, exigent, des réalisateurs que ceux-ci explicitent le leur. Il s’agirait d’une certaine manière d’énoncer à l’intérieur des films « qui » parle et de quelle place, et de tendre ainsi à une certaine forme d’objectivation du cinéma. Mais bien souvent, ce que l’on gagne en clarté du discours (ne pas perdre le spectateur), on le perd en puissance artistique et politique (laisser le spectateur exercer librement sa pensée).

Tenir une position est Alain Brossat comme le souligne différent d’avoir un point de vue. Les deux termes semblent appeler à une certaine fixité de celui qui filme, mais sont pourtant irrémédiablement différents si l’on considère son implication physique. Avoir un point de vue ne concerne que le regard alors que prendre ou tenir une position nécessite le corps entier. Le premier terme exige de celui qui observe qu’il regarde depuis une certaine distance, voire une certaine hauteur (fût-elle critique), et qu’il soit donc éloigné de son sujet. Tenir position requière au contraire être physiquement engagé sur le terrain où bien souvent, il en va d’une lutte pour la garder. Tenir position implique que l’on appartient à un des camps en présence, que l’on sait de quel côté l’on est. Quand l’on revient à l’idée qu’il n’y aurait politique dans un film que lorsque que celui-ci permettrait la présence d’un peuple qui résiste, on comprend l’importance prépondérante de la situation qu’occupent ceux et celles qui fabriquent les films. Quand ils appartiennent à « un » peuple résistant, qu’ils se vivent comme partie intégrante de ce peuple, il est simple  pour eux de le filmer à hauteur d’homme. Celles et ceux qui composent ce peuple ne leurs sont ni étrangers ni étranges. Ils sont dans une relation réciproque de confiance, voire d’amitié, avec les personnages, fictionnels ou réels, qu’ils filment. Plus généralement, savoir d’où l’on vient et où l’on est configurent une relation de compréhension, d’empathie ou de sympathie évidente pour d’autres peuples eux aussi résistant. Un nœud cependant résiste. Faire des films sépare toujours ceux qui les font de ceux qui en sont le sujet et tenir position au cinéma ou grâce au cinéma restera toujours plus confortable que résister concrètement.

L’histoire de ce cinéma du peuple que raconte Alain Brossa n’est pas une histoire achevée. Ayant rejeté depuis longtemps la litanie du « c’était mieux avant », il ne voit aucun motif à désespérer du cinéma et de ses capacités agissantes. Comme les peuples se rappelleront toujours au bon souvenir de leurs gouvernants, le cinéma ne sera jamais totalement soumis.

 

* Citations du texte d'Alain Brossat